Association du patrimoine artistique asbl
François Loze Visages urbains et traces humaines
espace d'exposition
Vingt ou trente ans séparent certaines de ces photos. Et pourtant, c’est le même regard, la même recherche. J’y vois une sorte d’écartèlement de la forme et du sens qui crée un appel d’air, un mouvement, quelque chose d’insaisissable où se défont les conventions de la représentation ou les genres de la photo. Les procédés de cet ébranlement sont avant tout plastiques, mais visent la signification de l’image. Au-delà de l’Inde ou de l’Amérique latine, au-delà de Paris, Moscou, Calcutta ou Lisbonne que l’on peut reconnaître ou situer, quelque chose qui vibre de la même façon et qui a trait à la condition des hommes sur terre. Depuis longtemps, depuis l’enfance, je crois, François regarde le monde depuis une autre rive. C’est quelqu’un qui accorde la même importance à tous les êtres vivants qui l’entourent. Les animaux sont pour lui des personnes et il n’a aucune peine à se faire comprendre d’eux. Il est étranger aux systèmes de pensée de l’Occident, à ses rapports de force, à sa vision du Tiers monde, qu’il a d’ailleurs rejoint, et où il vit à présent.
À dix-huit ans, alors qu’il dessinait beaucoup, il s’est orienté vers la photo parce que, disait-il, elle lui permettait d’exprimer ce qu’il avait recherché jusqu’alors à travers le dessin ou la peinture. Je ne soupçonnais pas combien son parcours allait être solitaire et secret. Je l’ai attiré dans mes aventures éditoriales auxquelles il a pris une part importante comme éditeur, maquettiste et même photographe. Mais il cherchait autre chose. Parfois, il me montrait une de ses photos, significative à ses yeux, mais je le voyais très peu soucieux de se manifester à travers les canaux et formats par lesquels on se fait connaître. Une œuvre faite comme pour soi-même, comme une ligne de vie, comme un journal intime, où l’on se forge une vision à travers telle photo prise à Lisbonne en 1980, telle autre à Calcutta vers 1990, ou telle autre dix ans plus tard à Buenos Aires… Non pas de la prose de reportage ou de compte-rendu destinée aux revues de voyage, mais une sorte de travail de poète, qui patiemment cisèle un regard sur le monde où souffle un autre esprit.
Depuis 10 ans, je me consacre à d’autres domaines que la photographie et l’image. Mais elles restent néanmoins présentes et la distance née depuis engendre d’autres rencontres, d’autres regards sur le passé et sur le geste photographique que je n’ai pas perdu.
C'est après mon dernier gros projet sur le tango, réalisé en 1999 en Argentine, exposé à Bruxelles en 2000 puis à Buenos Aires, que s'est opéré ce changement. Révélation, aboutissement, point d’orgue, point de non-retour, cette aventure fut décisive à bien des égards.
Vécue comme une apnée, cette expérience démontra et confirma des champs d’expériences plastiques que j’avais entr'aperçu dans une partie de mon travail antérieur - questionnant par là même d’autres pans de ma pratique photographique -, mais en plus et surtout, m’ouvrit à l’évidence d’un espace, d’un geste particulier de l’acte de photographier, qui depuis m’accompagne chaque fois que je reprends un appareil.
J’ai arrêté d’être un photographe…
Pour devenir un faiseur d’images, à mes heures, parfois, sans ou pour d’autres raisons, par accident, par chance…
Je n'ai plus pu traverser et regarder le monde l’œil vissé à la caméra ou prêt à la saisir. Je l’avais trop pratiqué et ce voyage-là n’en n’était pas un.
Je me souviens de cette rencontre en Inde avec un Bouddha millénaire en pierre, splendide, irradiant littéralement jusqu’à plus de 30 mètres de distance d’une énergie puissante et bienfaitrice. Aucune autre sculpture n’eut autant d’effet pendant mes séjours en Inde. Il était là, posé au fond d’une allée silencieuse du musée, souriant. Tenter de photographier cet instant eut été ridicule, incongru. Je n’y ai même pas pensé et ce non-geste eut ses conséquences.
J’ai rassemblé pour cette exposition différentes choses. Des tirages personnels anciens jamais exposés, une sélection d'images sur des sujets qui m'ont occupés dans les années 90 lorsque j'éditais des livres, quelques photographies prises ces 10 dernières années en Amérique du Sud ainsi que mes derniers travaux réalisés en infographie. L'ensemble, parfois contradictoire et hétéroclite, reflète mes interrogations sur le sens de l'image et de la photographie.
Je les présente selon un processus identique à la naissance d’une image que je reconnaîtrais aujourd’hui, où flottant et dialoguant un peu avec le hasard et la surprise, sans exigences mentales, jouant les différents aspects et paramètres d’une situation, laissant, au-delà de ce qu’elles sont, les images imposer elles-mêmes leurs vis-à-vis, leurs rencontres, tentant de laisser une histoire s’écrire toute seule.
Je souhaite ici remercier différentes personnes sans qui mon itinéraire n'aurait pas été ce qu'il a été. André Jacqmain pour sa gentillesse et sa confiance à mon égard lorsque nous réalisions les "Entretiens sur l'architecture" il y a plus de 20 ans, mais surtout pour ce qu'il m'a appris de la vie, des hommes, de la création, du regard sur le monde. Alexandra Hollander qui m'a soutenu et aidé lorsque je doutais de tout y compris du sens de faire des images. Rouben Beknazar-Yuzbashev qui m'a permis de réaliser mon travail à Moscou début 90, Govindo mon accompagnateur calcuttais, Fabien de Cugnac pour son professionnalisme photographique qui m'a inspiré, mon frère Pierre pour la patience qu'il a eu à m'encourager et comprendre mon chemin.
Septembre 2011
François Loze
Lorsque j'ai proposé à François de montrer son travail, il a dit oui, sans empressement...lorsque tout le monde me demande, mais pourquoi les photos de François ne sont pas encore aux murs et que je l'interroge et il me répond avec son gentil sourire: ça vient, on a le temps...François prend son temps dans la vie et dans tout ce qu'il fait. Il prend le temps de caresser ses chiens, ses chats, de leur parler. François est ainsi et quand il prépare son exposition, il revoit chaque cliché un à un, éliminant les poussières avec cette même patience souvent déroutante.
Lorsqu'il décide de traverser pendant plusieurs mois tout le nord de l'Argentine, c'est avec un cheval et deux chiens pour être sûr de vivre au rythme qu'il souhaite. Lorsqu'il construit, c'est en terre et paille avec le temps qu'il faut pour laisser sècher les briques d'argile crues ou le mur de terre. Comment s'étonner que l'appareil photo soit à la fois son ami et son ennemi. Pour rester fidèle à lui-même, il a trouvé sa manière de saisir l'image. Tantôt tellement en mouvement qu'elle en devient abstraite, Tango ou Carnaval, tantôt en utilisant la chambre technique avec une infinie patience et mille précautions pour obtenir un constat parfait d'une architecture d'exception : Calcutta, Moscou... Ses choix : peu de nature ou d'animaux, pas de visages, mais beaucoup d'hommes et de femmes anonymes, des passants qui glissent dans un espace volontiers urbain. Pour François, le travail de l'homme, c'est d'abord l'architecture, il en témoigne avec continuité.
François a parcouru le monde de Paris à Moscou en passant par Zanzibar, Lisbonne, Calcutta, Tanger ou Mexico, mais c'est en Argentine qu'il s'est enfin senti chez lui. En 1999, découvrant à Buenos Aires des gens toujours souriants alors que la crise économique les frappait de plein fouet, il est arrivé lui-même démuni au milieu de ces autres démunis qui vivaient de troc, le pesos ne valant plus rien. Comment dès lors ne pas délaisser la photo pour trouver le moyen de se rendre utile les uns aux autres? François découvrait enfin la société telle qu'il l'avait rêvée...
Dominique Vautier - Le 9 septembre 2011