Association du patrimoine artistique asbl
Yves Bosquet
Association du patrimoine artistique
Ce sont des effigies de femmes, simples et belles, comme on en croise parfois dans la rue ou sur la plage. De vraies femmes, bien en chair, loin de toute imagerie glacée : une jolie baigneuse, une jeune fille d’allure vive, une belle poissonnière d’Ostende, à l’air encore un peu enfant, une Viennoise élégante, une Berlinoise attifée à sa façon… Mais au lieu de s’échapper dans la foule, et de disparaître, elles sont là devant nous, et restent posées candidement, laissant ressortir avec force leur naïve beauté. Le regard est lointain, comme absorbé dans une rêverie prolongée. Elles s’y abandonnent un instant, et ce moment s’éternise. Elles ont les yeux fixés sur un horizon que nous ne voyons pas. Peut-être ont-elles accès à cette éternité qui nous est refusée ? Il est certain qu’elles nous survivront, et ce ne sont pas les quelques conventions vestimentaires les rattachant à notre époque qui les empêcheront de traverser le temps.
Curieusement, celles qui sont habillées semblent parfois plus nues, comme si du contact entre ce présent, fait de modes ou d’étoffes reconnaissables, et ce lointain où elles nous projettent naissait un court-circuit un peu indécent, un léger choc, nous livrant au sentiment aigu de la contingence. Nous les contemplons et, subrepticement, elles nous font entrer dans leur état, comme si, par contagion, nous devenions, à notre tour, songeurs, un peu plus vulnérables, peut-être, mais capables de regarder au-delà de l’immédiat, avec un peu plus de sérénité, en si bonne compagnie.
Si elles expriment quelque chose, ce n’est pas par le biais de sentiments ou d’humeur. La psychologie et l’expression sont des catégories très neuves. Nul ne contestera leur existence, mais il n’est pas certain qu’elles manifestent tout de l’être. L’âme est une idée beaucoup plus ancienne, gréco-romaine. Et c’est elle sans doute qui se manifeste dans ces statues. Leur regard naît, en partie, du vide de leurs yeux, creusés irrégulièrement où se produit une légère vibration, au contact de lumières changeantes. Ce gouffre, où ne restent que poussière et lumière, nous prend dans son magnétisme, et nous suggère peut-être ce qui nous attend.
Le bois, qui n’admet aucun repentir, oblige à la synthèse. Sa contrainte a servi de guide et conduit à une facture qui donne à ces visages leur intensité, leur tranquillité, leur force d’archétypes, et leur confère cette allure de pythies. Certaines de ces effigies sont cependant des portraits, réalisés autrement, par modelage, en terre, et en cherchant la ressemblance. Elles suivent alors un autre guide, mais obéissent à la même exigence de synthèse entre ce qui se voit et ce qui se laisse deviner au-delà de l’enveloppe formelle.
Un jour, d’autres générations les recevront en héritage. C’est le lot de tous les objets qui nous entourent. Devenues, avec les ans, des statues d’ancêtres, elles seront regardées avec passion par des arrière-petits-enfants. Ils interrogeront comme nous ces traits impassibles, chercheront à comprendre quel signe cette grand-mère, encore si jeune, ce grand-oncle, encore enfant, a voulu envoyer à une probable postérité. Et ils se diront peut-être que cette époque du tournant de deux millénaires n’était pas aussi sotte et légère qu’on l’a dite. Ni aussi désespérée.
C’est le même regard appuyé qui nous conduit vers des sous-bois, des forêts, des horizons lointains ou même des objets que nous devinons, dans quelques matières assemblées. Une sorte d’abstraction concrète qui cherche obstinément un sens, creuse les êtres et les choses, et finalement leur fait murmurer leur existence, dans un ensoleillement silencieux ou mystérieux.
Pierre Loze Décembre 2006